Texte de Rodia Bayginot paru le 31 mai 2020 dans feu le journal Mèfi - Préambule de Jean-Luc Dimitri
Artistes assignés à résidence
La longue période de confinement dont nous sortons peu à peu, a sans doute permis de démontrer une capacité de résistance des artistes et de la création, pour conserver le lien social en inventant des formes d’expression dépassant les contraintes imposées.
Les réseaux sociaux, internet… ont été les vecteurs de formes inédites. Ils ont initié de la convivialité musicale ou dramatique, dans des rendez-vous quotidiens ; véritables bouffées d’oxygène nous connectant chaque jour les uns avec les autres. L’art est resté vivant autant sur les écrans, des Rolling Stones au saxophoniste du quartier, que sur les balcons, les toits et les pieds d’immeubles.
Coté internet nous avons connu des feuilletons de stars, des Visio-concerts, des créations vidéo, des vernissages virtuels, des festivals de films reconditionnés, de véritables performances dans le traitement d’images postées sur Facebook…
Comment ce confinement a-t-il été vécu par les artistes et créateurs d’ici ? Méfi a demandé à une artiste plasticienne et enseignante, Rodia Bayginot, de nous faire le récit de sa propre expérience et de nous dire comment cette « assignation à résidence » a agi sur son propre travail de plasticienne, les expériences inédites, les rencontres qu’elle a traversées et les perspectives qui se sont dessinées pour elle dans les mois à venir.
Jean-Luc Dimitri.
Difficile de prendre du recul alors que cette situation extraordinaire n'est pas terminée.
On peut admirer les chroniqueurs ou toute personne publique ayant pris la parole durant ces deux mois, acceptant ainsi le risque de se tromper, avec l'inconscience de la fatuité, de la prétention qu'il peut y avoir ne serait-ce qu'à proposer sa voix. On peut s'étonner des pseudo-certitudes, assénées pour se distinguer du commun des mortels, alors que beaucoup de personnes, dont je fais partie, craignaient de se retrouver bientôt au bord du Styx, prêtes à franchir la rive.
L'angoisse s'étant un peu atténuée, mais toujours dans le plus grand flou, assaillie d'avis et d'informations contradictoires, j'accepte pourtant le défi de raconter mon confinement professionnel tout en ayant des doutes quant à l'intérêt que mon témoignage pourrait bien susciter.
Les anges de l'atelier me hurlent de me taire, prétendant que ma fonction est ailleurs, que je n'ai pas assez de recul, qu'il me faut fuir la chose-publique, que c'est casse-gueule. J’insiste au contraire pour essayer de le faire sous prétexte que je n'ai pas fait vœu de silence, que je ne vis pas hors du siècle comme les ermites ou les recluses, que cette histoire en vaut bien une autre, qu'il s'est passé des choses intéressantes dans ma pratique professionnelle pendant ces deux mois. Un long combat s'engage mais il faut bien trancher… cessent enfin les tergiversations et les atermoiements, les faux-fuyants et les pirouettes. Les anges de l'atelier se lassent, ils lâchent l'affaire.
Mon métier de plasticienne se décline principalement de deux façons : l'aspect création artistique et l'aspect enseignement, les deux étant très imbriqués.
Pendant le confinement, contrairement à d'autres artistes ayant dû déménager en toute hâte une partie de leur matériel à la maison, mes ateliers et lieu de vie se trouvent depuis toujours au même endroit. J'aurais donc pu continuer « normalement », en faisant une totale abstraction de la réalité.
Sans télévision, les infos m'arrivaient via la radio ou les réseaux sociaux, ce qui permettait de filtrer les reportages trop anxiogènes ou les discours à la grandiloquence belliqueuse.
Dès le début, les échanges par internet ont pris beaucoup d'importance : le premier post, la première publication, que j'ai partagée sur Facebook est un dessin de Thierry Lambert, ami de longue date, représentant tout simplement un masque décoré de manière tribale et colorée. On en a vu beaucoup ensuite de ces déclinaisons de masques, symboles de la pandémie, mais dans le contexte d'alors, j'ai apprécié cette réplique immédiate de « l’artiste-shaman » (dont il revendique d'ailleurs le statut) parce qu'elle brisait la sidération.
Alors, de mon côté, l'annulation d'une exposition (sur laquelle nous avions travaillé à deux, Philippe Ordioni et moi) étant avérée, j'ai décidé d'en revoir l'affiche, désormais inutile, en l'affublant d'un masque chirurgical des plus réalistes qui jure avec l’image initiale. Une idée peu originale, je l'admets, cependant le premier cap était passé : cet accoutrement agressif sur le visage revisité de notre Margareta de Van Eyck fut mon premier acte créatif de la période singulière, une remise en route de la mécanique alors en état de torpeur.
Se posait aussi la question des cours à l'Université du Temps Libre d'Aubagne pour lesquels, au contraire, la réaction fut immédiate. Je ne voulais pas que notre année si bien commencée, notre belle dynamique de groupe soit gâchée. Il m'apparaissait essentiel de ne pas lâcher, en particulier, mes étudiantes souvent très âgées qui broyaient déjà du noir avant même la fermeture des locaux. En accord avec Marie-France Bertin, directrice de l'UTL, les cours ont donc continué, en guise de pied-de-nez à la situation.
Les ateliers à distance, techniquement, ne furent pas très compliqués à mettre en place. En nous contentant des boites mails et des téléphones portables, cela a très vite fonctionné et l'année scolaire n'a pas été interrompue.
Avec le recul, je m'aperçois que n'ayant, comme tout le monde, aucune prise sur ce chambardement au niveau planétaire, et stupéfiée par la publication quotidienne du nombre de morts croissant, j'avais besoin de garder les repères, de maintenir des cadres. Ce créneau actif de créativité artistique, tous les mardis de 14 h pile à 17 h très précisément, fut symboliquement l’affirmation de la pulsion de vie malgré le contexte morbide, un Éros à défendre contre le Thanatos ambiant.
Bien sûr, rien ne peut remplacer la présence humaine. Dans le contexte actuel, Internet n'est qu'une prothèse utile et reste un subterfuge pour masquer le manque de choix, la privation de liberté et l’épée de Damoclès.
Sur les vingt-cinq habitué.e.s de l'atelier, un quart ne s'est d’ailleurs jamais manifesté, craignant peut-être, je peux le comprendre, que ce pis-aller ne puisse satisfaire leur besoin de convivialité. Cependant, par le bouche à oreille, si l'on peut dire, d'autres sont arrivé.e.s, hors Université du Temps Libre. Nous sommes donc une vingtaine, en grande majorité des femmes, au rendez-vous du mardi avec de nouveaux rituels et modes de communication. Par exemple, les emoticons fusent... ridicules peut-être, mais ils ajoutent de la gaîté et de la vitesse aux échanges techniques.
Puisqu'il est impossible de travailler côte à côte et de voir ainsi les gestes des autres, les images, depuis les croquis jusqu'aux travaux achevés, circulent avec un décalage dans le temps bien que le site de l'atelier soit actualisé très souvent.
https://rodiabayginot.wixsite.com/ateliersouverts/2019-2020
En ce qui concerne la préparations des séances, c'est au contraire bien plus fastidieux. Au début du confinement, cela prenait toutes mes journées dans la mesure où ce qui s'explique habituellement par une démonstration in-situ doit désormais être mis en scène dans un but pédagogique, étape par étape, photographié, puis commenté sur PDF. Je précise que la visio-conférence n’est pas adaptée à la situation, elle demanderait encore plus de matériel, de technicité et de travail en amont.
C'est en préparant un tutoriel destiné à l'UTL que j'ai réalisé un dessin qui figure aussi dans l'exposition collective et virtuelle « Reg'Art sur une période exceptionnelle », initiée par Martine Huet. Pour assister au vernissage de cette exposition par écrans interposés, les invité.e.s devaient « se connecter en même temps avec leur verre plein et leurs cacahuètes », comme le mentionnait l'invitation. Ce fut assez festif, l'innovation du procédé balayant un peu la frustration engendrée par l'absence physique des intéressé.e.s.
https://www.facebook.com/2044186302461105/videos/3115144918510086/?v=3115144918510086 25/05/20
Je fus sollicitée aussi par une plasticienne italienne, Gabi Minedi, pour créer deux images numériques sur le thème « Oxygen », ou plutôt - pandémie oblige - sur le thème du manque d'oxygène, et ce dans l’optique d'une exposition interplanétaire qui, bien que dématérialisée, me fait quand même rêver. Elle réunit une centaine d'artistes issus des cinq continents. https://www.youtube.com/watch?v=ZH9Pp1IWHlA&feature=youtu.be&fbclid=IwAR08tAUZXi7Veh60j2XBnVc5CsiTnahxOUS2ZzqYHjR-fo0JX7yXDKQlpps 25/05/20
Un concert confiné - concept du moment - de Patrizio Maria, chanteur pop-rock, se déroula en direct à l'heure prévue du vernissage. C'était un peu bizarre de le regarder jouer sans public. De son côté, il essayait de lire les nombreux messages tout en chantant car nous communiquions tou.te.s en direct, par chat.
https://www.facebook.com/massCOMagent/videos/156472365858927/ 25/05/20
À l'Université du Temps Libre, les thèmes se succédant du tressage aux leporelli (livres accordéons) en passant par les tondi (tableaux ronds), l'arrivée des vacances de Pâques fut vraiment la bienvenue.
J'en ai ainsi profité pour faire le tri dans mes fichiers photos dans l'optique de la création de plusieurs livres d'artistes, un projet en collaboration avec Danielle Vioux, autrice. J'ai également repris mon travail personnel en cours, une série de sculptures textiles en rapport avec l'exposition collective que j'organise pour novembre à Roquevaire, « Pop Lavandes ».
Après les vacances scolaires, de retour - si l'on peut dire - auprès de ma classe, j'ai partagé une idée trouvée sur les réseaux sociaux, celle de créer des Amabiès : « Une croyance japonaise dit qu'en temps d'épidémie et de contagion, un Yokai (les Yokai sont des êtres surnaturels) émerge de la mer. Cette créature s'appelle Amabie (Amabié) ; elle a une tête d'oiseau, trois queues de sirène (ou trois pattes !) et de longs cheveux. Si vous montrez son portrait, selon cette légende, le fléau prendra fin et elle disparaîtra dans les profondeurs de la mer. Mais il faut faire beaucoup de dessins d'elle pour mettre fin à la contagion. »
https://lesgrigrisdesophie.blogspot.com/search?q=amabies 25/05/20
Une amabié, gravure sur bois, fin de l'époque Edo, 1846 et Miléna Recanzone, 2020, pour l'atelier.
Jusqu'à présent, ne sachant comment aborder le sujet, j'avais soigneusement évité dans les ateliers de créativité artistique de parler de la pandémie, tout en cherchant le moyen de le faire sans que tout le monde ne prenne la fuite. De fait, les Amabiès permettent non seulement d'expérimenter de nombreuses techniques, mais aussi de faire décoller l'imaginaire tout en nous rattachant à la réalité du monde. C'était une manière douce de prendre le taureau par les cornes afin d'éviter le sentiment d'offrir aux adhérent.e.s de l'UTL des exercices proches des travaux manuels, alors que j'ai pour cet atelier des ambitions plus profondes.
Côté créations personnelles en rapport avec les événements, je m'interroge beaucoup à propos des masques de protection décorés ou relookés par des artistes, ayant la plus grande réticence quant au risque d'esthétiser ce qui n'a, pour moi, pas lieu d'être. Ces masques qui sont la représentation, à mon avis, d'un énorme non-sens du point de vue de l'économie et de l'écologie planétaire, je ne veux en aucun cas essayer de les enjoliver, les poétiser, les sublimer, les transcender, c'est-à-dire les transformer en autre chose que ce qu'ils sont : une entrave à la respiration et à la liberté, une incongruité, une obscénité, une insulte à notre mode de vie, d'énormes pustules à se poser sur le nez. Je ne veux, en aucun cas, contribuer à en faire des objets de distinction ou des accessoires de mode.
Car rien n'est anodin, tout est symbole : que des membres du gouvernement portent des masques noirs très bien coupés, alors que le mois dernier, il était impossible de trouver le modèle de base en pharmacie, est l'affirmation, à mon sens, d'une arrogance de classe suprême. Le message est simple, d'un côté les gueuses qui fabriquent des protections pour leurs proches avec de vieux soutien-gorges ou des tee-shirts usés, et à l'autre bout de l'échelle sociale, les masques signés de haute-couture pour ce qu'on appelle l'élite.
Je saurais faire des masques, j'ai tout le matériel, et dans ma tête ils existent déjà : ce serait des sculptures textiles à porter sur soi avec des formes délirantes, des matériaux incongrus. Ils auraient un air de famille avec mes bérets, mes bonnets, mes « coiffes pourvoyeuses d'histoires » (nom qu'on leur a donné dans un article), ce serait ludique à réaliser. Mais pour l'instant en tous cas, l’idée me répugne, je n'y arrive pas et personnellement, j'arbore pour mes sorties la réalité crue d'un masque fonctionnel et basique.
-----------------------------------------------------------------------------
Depuis deux mois, Internet m'a permis de garder mon emploi d'enseignante, d'exposer avec des gens du monde entier, d’assister à des concerts, d'échanger des idées, d’organiser une exposition, de regarder des vidéos, de mettre mes sites à jour, d'avoir beaucoup de nouveaux contacts sur les réseaux sociaux, d'entretenir des relations éloignées. Le temps énorme passé avec des ordinateurs ! Ce ne fut finalement qu'une accentuation de ma pratique habituelle.
Écrans, virtualité, distanciation sociale... en 1999, un livre de Jean-Michel Truong, Le Successeur de pierre, raconte : suite à une pandémie, les habitant.e.s du monde entier sont isolé.e.s, dans des containers empilés les uns sur les autres comme d'immenses pyramides. Les technologies de communication leur donnent l'impression d'agrandir leur espace, de voyager sans limites.
La question qui me préoccupe est de savoir jusqu'à quel point notre cerveau peut faire la distinction entre représentation et réalité. Y-a-il, par exemple, une réelle différence entre la visite virtuelle d'une exposition et la visite physique de cette même exposition ? Et quel avantage y-a-il à voir la Joconde à distance et derrière une vitre en vrai au Musée du Louvre, plutôt que de la regarder de tout près sur un écran, en restant chez soi ?
Imaginons que le confinement nous ait fait prendre conscience qu'il n'y a aucun intérêt à se déplacer pour consommer de l'art, ni pour aller au cinéma (le mouvement ayant été amorcé depuis longtemps), ni au théâtre où l'on risque d'attraper toutes sortes de microbes et de se faire agresser en sortant, qu'il est moins fatigant de se faire livrer ses livres par La Poste que d'aller les chercher soi-même à la médiathèque ou chez le libraire ? Pareil pour les produits alimentaires, les médicaments et même les consultations médicales. Quel gain formidable de temps et d’énergie ! Quelle avancée écologique avec tous ces déplacements en moins !
Prendre des vessies pour des lanternes est une expression très ancienne, dans laquelle à l'origine les mots vessies et lanternes veulent dire exactement la même chose : tromperies, balivernes. J'ai craint, l'espace d'un moment, que le confinement ne nous ramollisse et ne nous anesthésie en nous maintenant dans un état régressif pendant plusieurs semaines, un cocon de stupeur. J'entends dire qu'on nous propose de courir après des tigres pour les enfourcher afin de trouver des solutions aux problèmes économiques suscités par la pandémie dans les métiers artistiques, et que le Ministère de la Culture aurait l'intention d'encourager les commandes publiques pour les arts plastiques auprès des collectivités territoriales...
Pour l’événement prévu en novembre 2020 à Roquevaire, « Pop Lavandes », auquel je pense depuis plus d'un an, j'appliquerai si possible ce que j'envisage depuis déjà longtemps : c'est-à-dire d'autres manières de nous rencontrer entre artistes, d'autres façons de faire dialoguer nos travaux et de recevoir le public, et ce afin de souligner la teneur de ce qui nous anime, nous autres, créatrices et créateurs, dans un esprit amical et surtout hors institutions. Ce sera une expérience parmi d'autres, en écho à beaucoup de par le monde, qu'elle soit relayée ou non par Internet.
Car nous sommes en très grand nombre et dans bien des domaines professionnels, il me semble, à ne pas avoir attendu l'injonction d'un virus pour essayer d'autres choses.
23 mai 2020 Rodia